Le Bas des immeubles

Un jeune père arrive à pied, son petit garçon derrière. L’aire de jeu est vide. Les bancs sont vides. Le portail grince. Je sens une goutte. Un bruit de ballon rebondit sur le macadam, répétition. Bruissement continu des voitures, roucoulement des pigeons. Un homme passe emmitouflé dans un blouson d’hiver, une casquette. Le chien le devance. J’écris penchée sur la table, cigarette. Un jeune passe tout en noir, téléphone dans la main, écouteurs. Une goutte. Entre les tours : lieu dépeuplé. Tout à coup animation dans les allées. Une personne rentre dans un immeuble. Une personne rentre dans une voiture. Une voix africaine sonne sur le pont. L’homme au chien discute avec un autre homme au pied d’une tour. Une mobylette part. Un jogger passe, polo, short, baskets fluo, suivi de son petit garçon à bicyclette , « oui c’est dur ». Une jeune femme sort, sac en bandoulière, son petit garçon à ses côtés. Elle s’arrête, parle avec l’homme au chien. Le petit garçon joue avec le chien. Un jeune homme sort un sac poubelle bleu et vient le mettre dans le conteneur gris. Au bout de l’allée une femme d’un certain âge sur un vélo se dirige vers moi. La femme descend du vélo, ça grimpe, remonte sur son vélo quand c’est plat. Le temps s’écoule mine de rien.

&

Je fais du café
J’allume la radio
Je contrôle le débit

J’appelle l’ascenseur
Je ferme ma porte
La porte de l’ascenseur s’ouvre

Voix sonore africaine
L’homme au chien
Parle à voix basse

MF

Verticalité

Plus loin, suivre le sentier étroit macadamisé. Au fond, des immeubles dans l’herbe, dans la nature. Au fond, une impasse, ce qui reste d’une forme, une placette ronde comme un cirque. Surprise, côté sud, une falaise, verticalité autre que les immeubles proches, celle-ci à la fois sauvage et anciennement domestiquée. Dans son flanc, des arbres poussent en désordre. Pourtant c’est vivant d’un passé mystérieux autrefois campagnard. Falaise de granit, traces de pierres bâties emmêlées, vestiges, dix mètres de haut peut-être. On pénètre dans une gravure du dix-neuvième siècle romantique à souhait, sombre, austère, désertée. Des pins, des marronniers, droits et hauts dans le ciel, ombragent l’ensemble. Au sol, des traces d’occupation : deux souches d’arbres, un puisard, une bordure en béton — encerclement de trottoir — , un lourd rocher, des corbeaux identifiés, d’autres cris non identifiés, une cloche, des jeux de lumière, des ambiances.

MF.

Le châtaignier

 
 
 

Sur le haut de la colline, un arbre, le plus vieux du quartier, un châtaignier neuf fois centenaire. Son envergure est colossal, il faudrait plusieurs personnes se tenant la main pour pouvoir arriver à entourer son tronc.

Une femme aux yeux noirs, sous des lunettes aux bords sombres, se tient devant le molosse et l’observe sous tous les angles. Elle cherche un relief, une particularité à photographier. Il pleut mais elle se doit de résister comme lui, garder ses pieds solidement ancrés dans la terre mouillée. Son regard s’arrête sur deux longues branches massives, lourdes, fantasmagoriques, comme des bras tendus en avant. Un piquet est nécessaire pour soutenir l’une de ses branches. Il y a même comme des sortes de pieds formés par des racines qui sortent de terre.

Le sujet fixé sur image, elle reste un long moment près de l’arbre. Cet arbre la fascine car il est riche de beauté, de résistance, mais aussi parce qu’il émane de ce châtaignier une puissante énergie bénéfique. Debout, devant lui, elle ferme les yeux et se laisse envahir par son aura. Certains adeptes viennent parfois, discrètement, sur ce lieu pour se ressourcer.

Un châtaignier classé, protégé pour sa longévité. Il a pour compagnie deux autres châtaigniers plus jeunes, tout de même plusieurs fois centenaires, qui ont eux aussi de beaux jours devant eux.
 
 

 
 
 
Qu’est ce qui me retient ? Je veux avancer. Je pose mes pieds, mes bras loin devant, dans la glaise, dans l’air, mon arrière-train me retient, fossilisé. Je suis une vieille bête tenace, obèse. J’en appelle aux dieux. L’herbe est verte, l’air est bon pour moi, l’espace me préserve. Derrière moi le 2e s’est figé, le 3e aussi. Je ne puis compter sur eux. Planté je suis planté. Je souris parfois. Je résiste encore et encore.

Qu’un jour quelqu’un vienne et me photographie pour un temps juste pour un temps.
 
 

 
 
 
Il a 900 ans. Ou 1200 ans. Il dégage de l’énergie. C’est un arbre, avec des béquilles qui maintiennent ses branches, énormes. C’est un arbre dont la circonférence des bras d’un homme ou d’une femme n’est pas assez grande pour en faire le tour. On dit que si tu enlaces le tronc de cet arbre, si tu embrasses le tronc de cet arbre, tu reçois son énergie. Il y a de la pelouse verte devant. Et des immeubles esthétique préfabriqués des années 80, derrière. Et une haie, qui sépare.
 
 
 

NG, MF, MP.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Et lui que traverse-t-il ?

 
 
 

je suis le grand Noir.

j’ouvre. les bras. je gesticule. je suis la force. rien ne m’est étranger. le regard des autres ne me tue pas. que fait-il ? celui-là. à sa fenêtre. séparé du monde. c’est lui l’enfermé. il me fixe je devine l’interrogation, l’inquiétude. je ne lui fais pas signe. il ne me fait pas signe. il pourrait. nous sommes là. tous les deux. moi devant mon passage clouté. lui devant moi. nous ne pouvons nous rejoindre.

je traverse et lui que traverse-t-il ?
 
 

 
 
 
Il est 11h00. Je me réveille. J’ouvre les volets. Je vois la place Don Bosco. Sur la place il y a un homme noir — homme noir pour moi signifie que la couleur de sa peau est noire, marron. La couleur de la peau de mon visage est blanche, rose, rouge, orange. L’homme noir fait de grands signes des bras — ce sont des kapa, ou des aka, je ne sais pas. L’homme noir inquiète l’homme blanc que je suis. L’homme blanc que je suis se dit que l’homme noir devrait être dans un hôpital psychiatrique, non parce qu’il est noir, mais parce que je pense qu’il est « un peu dérangé » — comme je dis parfois quand j’ai le mot fou qui me traverse la tête.
 
 

 
 
 
au volant de mon véhicule, ce mercredi ou peut-être jeudi, je traverse port-boyer. la longue avenue sous les tours est déserte, seule une silhouette se dessine au loin, sur le passage clouté que je vais bientôt atteindre. l’homme — c’est un homme, je le vois maintenant — est à l’arrêt. il fait de grands gestes incompréhensibles que je perçois comme des signaux d’alerte. je ralentis. il est grand, noir, bien bâti et vêtu d’une sorte de combinaison de crs. je m’arrête. il ne me jette pas un regard, reste en position sur le passage piéton, continue ses grands gestes qui ressemblent de plus près à un haka, un kata, je ne sais pas. sur la droite, au rdc de la tour la plus proche, un volet roulant se referme.
 
 
 

MF, MP, VP.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Le Sperme de Gabriel

 

20/03/2018Elle (ma mère) est revenue troublée de ce voyage.

« Mais pourquoi tu es bouleversée comme ça » lui a dit mon père dans le souci de l’apaiser et parce que le passé est fait pour passer. Il était trop tard pour avoir des réponses sûres, des vérités sûres.

Tout a commencé par « comme tu lui ressembles ». La vieille dame amie de la famille connaissait l’histoire.

À quel âge ma mère a-t-elle appris Ça ? Mon père était là, moi j’avais 40 ans quand elle m’en a parlé, avant Ça n’existait pas.

Ma mère ne parlait jamais ni de son père ni de sa mère. Il y avait juste la grand-mère, l’amour de la grand-mère, une enfance heureuse ?

Elle ne répondait pas aux questions, et ne remplissait pas les albums de famille quand on lui en offrait.

Moi peut-être que ça m’arrangeait de ne pas savoir. Je ne posais pas de questions. C’était comme ça : pas de grands pères, ni de grands-mères, ni d’un côté ni de l’autre, pas d’oncles, pas de tantes. Un constat rien de dramatique.

À 40 ans, je découvre comme ma mère découvre, pas comme mes autres frères découvrent, sauf JC, JC et moi savons, un bien grand mot, nous savons plus d’ombres et de non-dits que de faits réels.

28/03/2018

Téléphone de ML.

Tout est relancé.

« À Noël, je voulais te parler de mamie. J’ai quelque chose qui me trotte dans la tête »

Quand ma mère est morte, 94 ans, j’ai raconté à ML. Avant, ma mère est alitée, elle perd doucement la tête. C’est peu de temps avant sa mort.

ML : « tu étais sortie de la chambre, mamie a dit : ‘‘elle est jolie hein ma maman’’. Cette parole recueillie par ML (qui ne sait pas et moi qui sait) nous bouleverse. Moi elle m’a appelée 2 fois « maman » (il parait que c’est courant).

ML : « depuis longtemps j’ai une image récurrente, insistante : une poupée cassée abandonnée dans un coin, une image douloureuse de désolation ». Après la révélation cette image prend une signification éclairante pour ML (ML est ma nièce, la fille de JC). De là son désir de creuser.

29/03/2018

Sur internet, pourquoi pas, chercher, j’ai peu d’éléments.

Le père de ma mère, absent de l’histoire familiale, médecin, jeune, célibataire, poète à ses heures.

La mère de ma mère, absente de l’histoire familiale. 2 dates : Jeanne née le 7 septembre 1898 morte le 1er mai 1917 à 19 ans. Pas de photos, pas de souvenirs, pas de tombe connue.

Sur e-bay ML achète un fascicule de poèmes de Gabriel publié en 1914. L’année de naissance de ma mère. Après recoupements, je trouve le père de ma mère.

MF.

 

Murs

 
 
 

« Autour de cette ville, la monarchie a passé son temps à construire des enceintes, et la philosophie à les détruire. Comment ? Par la simple irradiation de la pensée. Pas de plus irrésistible puissance. Un rayonnement est plus fort qu’une muraille. »

Victor Hugo.

 
 
 
Je lis : « les murs dans le monde, 70 à 75 murs construits ou annoncés dans le monde, les murs existants s’étalent sur 40 000 kms, ils concernent entre 6 et 8% des 250 000 kms de frontières terrestres dans le monde… ».

Et les murs de nos vies ?

Je vis dans un immeuble. Les murs qui s’élèvent, les murs qui peuvent cacher, dissimuler, emprisonner, harceler, enfermer, dominer, séparer, filtrer. Les murs qui n’empêchent pas le bruit, entassent, uniformisent, conditionnent nos modes de vie. Les murs qui empilent les uns sur les autres les uns à côté des autres comme des containers pleins d’humains, des choses des humains. Emmurement. Les murs se dégradent, se taguent, témoignent. Les murs qui s’élèvent sans élever l’âme de leurs habitants.

« Un édifice ayant un bruit de multitude,
Des trous noirs étoilés par de farouches yeux »

Alors

prendre de la hauteur sur la hauteur verticale. S’élancer vers le ciel, la hauteur, au-dessus des hauteurs. Voir loin. Faire le mur dans sa tête. Franchir les murs intérieurs.

Aussi

ces murs qui mettent à l’abri, protègent, réunissent, voisinent, cohabitent, s’expriment, créent de l’intime, créent de la belle vie, du collectif, font sentir la présence rassurante de l’autre, apprennent le respect. Les murs qui s’ouvrent de leurs ouvertures, horizonnent, passent-muraille.

Alors

pliés en vertical nos murs dépliés en horizontal, en kms ça fait combien ?
 
 
 

MF.